Justice privée, privé de justice
La mode est au tribunal arbitral pour le plus grand profit de joyeux drilles tels Bernard Tapie et quelques autres. Le tribunal arbitral rend une justice qu’il faut bien appeler privée, et ses décisions « contractuelles » ne sont pas susceptibles de recours. L’affaire Tapie démontre clairement que pour attaquer la scandaleuse décision dont il a bénéficié il faut mettre en cause l’honnêteté des juges ou leur liens secrets (?) avec la partie plaignante et rêver que ce sera productif…
Je sens le lecteur interrogatif, il se dit : «Mais que viennent faire ces considérations juridiques sur un blog libre penseur? ». C’est que je voudrais mettre en perspective la genèse de la justice privée, en remonter le cours et en dénoncer les méfaits. Celle qui nous est la plus familière est celle que mit en œuvre et fit prospérer le christianisme. C’est elle que je me propose d’examiner.
C’est en 380 de l’ère commune que Théodose Ier le Grand, fut baptisé. Cet empereur fut l’authentique fossoyeur de la société antique romaine. En effet, erreur fatale, il fit du christianisme la religion d’État, combattit violemment le paganisme, ordonna la fermeture des temples, pourchassa les philosophes et ferma leurs écoles – l’intelligence est partout et toujours l’ennemie à éradiquer. Parallèlement, il permit l’éclosion de tribunaux ecclésiastiques. Songeons ! c’est comme si nous permettions en France l’application de la charia avec son cortège d’horreurs. Il ne tarda pas à en subir les conséquences et les foudres : le pape Ambroise l’excommunia et il dut aller à résipiscence. Pour la première fois l’État romain s’inclinait devant une puissance, l’Église, qu’il ne contrôlait pas. Le ver était dans le fruit.
On connaît la prodigieuse carrière des tribunaux ecclésiastiques dont la perle fut sans doute l’Inquisition créée et organisée par le pape Grégoire IX entre 1231/1233 et confiée à la diligence des Dominicains (domini canis, les chiens de dieu!). Censée combattre toute hérésie et surtout préserver les intérêts de l’Église, cette machine à broyer les chairs et les os remettait ensuite ses condamnés à mort « au bras séculier » (la justice laïque) aux fins d’exécution. « Pour chanter veni creator, il faut avoir chasuble d’or… » et pas de taches de sang inopportunes ! Naturellement, les biens des malheureux étaient confisqués; il n’y a pas de petit bénéfices et, c’est bien connu, les hommes de Dieu ne vivent pas que d’oraisons. En Espagne, cette aimable boutique de furieux portait le doux nom de Saint Office (sic) et elle fit merveille contre les Juifs marranes, les Morisques, les Maures ainsi que dans les colonies sud américaines, contre les amérindiens. Son premier grand Inquisiteur fut Tomàs Torquemada de sinistre mémoire. Cette saloperie fut supprimée par Joseph Bonaparte en 1808, rétablie par Ferdinand VII contre les libéraux – qui peut le plus peut le moins ! – et définitivement démantelée en 1834. Cinq cents ans de brutalités, de pinces, de tenailles et de bûchers tout de même ! C’est peu dire que l’existence d’une telle justice absolument privée et répugnante, même si bien des puissants au fil du temps l’instrumentalisèrent à leur profit : (Philippe le Bel et le couple infernal Ferdinand et Isabelle la catholique, par ex.) est une insulte à la conception républicaine et laïque de la justice. On mesure toute la perversité portée par ce concept ambigu et trouble qui mêlait droit canon et droit coutumier hors de tout contrôle séculier, mais surtout l’immense pouvoir qu’il conférait aux papes qui excommuniaient à tour de bras les têtes couronnées qui s’opposaient à eux. Cette soi-disant justice n’était qu’un outil de pouvoir et d’oppression au service d’une conception du monde étroite et dénuée de toute générosité, prompte à armer et jeter les uns contre les autres les gens et les peuples, au nom de Dieu, bien entendu.
Ce bref survol des menées de la pseudo justice du christianisme devrait nous suffire pour démontrer la dangerosité de telles structures échappant à tout contrôle démocratique, pire, ne portant que les intérêts privés d’institutions dominatrices par essence et par destination.
Résumons : cette idée de justice privée n’est pas une idée neuve, elle a même pas mal de bouteille et elle a fait ses preuves dans l’ignominie. Toujours, le but recherché est de surplomber et contourner le droit positif élaboré par les états au moyen d’un droit spécial et dérogatoire qui ne souffre aucun appel. L’idée est si bonne que l’hydre libérale qui mène le monde l’a reprise à son compte, estimant que ses intérêts étaient trop sérieux pour être confiés à des juges indépendants. Ainsi naquirent les tribunaux de commerce qui ont, au principal, à connaître des conflits entre entreprises. Leurs magistrats sont des chefs d’entreprise élus. Ils statuent à charge d’appel devant les magistrats professionnels des Tribunaux d’Instance, ce qui est plutôt rassurant. Mais il n’en demeure pas moins que ces formations pèchent par manque de compétence juridique malgré l’assistance de greffiers qui, eux, sont professionnels et celle des conseils juridiques éventuellement dispensés par les magistrats professionnels du ressort.
Les tribunaux arbitraux sont eux d’une toute autre nature car ils sont purement privés et leurs décisions acceptées d’avance en amont du jugement, car elle constituent « une obligation contractuelle », donc non susceptible d’appel.
Au niveau international, c’est encore pire et cette pratique produit des dégâts considérables. Du reste, de par le monde de nombreux pays remettent en question cet arbitrage investisseur-État qui les étrille et les ruine, tels la Bolivie, l’Équateur et le Venezuela qui l’ont abandonné, après avoir dû payer des sommes faramineuses à des firmes qui les avaient attaqués en justice.
Explication : ce mécanisme de « règlement des différends entre investisseur et État » – RDIE – est un dispositif qui vise à sécuriser les investissements étrangers face aux États hôtes. Dénaturé, surinterprété, celui-ci est devenu, au fil des deux dernières décennies, un instrument aux mains des multinationales pour contester les politiques publiques jugées contraires à leurs intérêts. Le grand patron de la multinationale helvético-suédoise ABB entend bien : «investir où il veut, le temps qu’il veut, produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant comme il veut, et en supportant le moins de contraintes possible. » [sociales, fiscales ou écologiques]. On ne peut pas être plus clair.
Aujourd’hui, plus de 150 États reconnaissent la légitimité du Centre international de règlement de différents sur l’investissement (le CIRDI) et de son dispositif de résolution des litiges. Cet organisme dépend de la Banque mondiale : trois arbitres le composent : le premier nommé par l’entreprise, le second par l’État, et le troisième par le secrétaire général de la cour. C’est là que le bât blesse : les « arbitres » ne sont pas des juges, mais des professeurs de droit ou des avocats d’affaires, ils ne reçoivent pas de salaire fixe, mais des rémunérations à chaque cas traité, de l’ordre de 3000 dollars par jour, et donc plus ils traitent de revendications, plus ils gagnent d’argent et ils sont le plus souvent fort sensibles aux désirs des lobbies… la cupidité n’encourage pas la sérénité.
Ce dispositif apparaît pourtant dans le traité de libre-échange, négocié depuis une dizaine d’années dans l’opacité la plus totale entre Washington et Bruxelles. De quel côté la Commission européenne fera-t-elle pencher la balance ? On peut légitimement craindre le pire, eu égard à l’opacité jusqu’ici constante qui entoure ces négociations entre experts dont le tropisme libéral n’est, lui, absolument pas opaque ! Si l’instauration des méthodes du CIRDI affecte (quel autre mot employer?) l’UE, on peut s’attendre au démantèlement des politiques économiques locales au profit (aux profits) des grandes multinationales et les amendes tomberont dru… Elle seront payées par les États, i.e. par nos impôts. Que restera-t-il de la démocratie quand le rêve anglo-saxon de « vaste zone de libre échange libre non contraint » sera advenu ? De quels pouvoirs disposeront encore les États ?
Il faut combattre TAFTA (Trans-Atlantic Free Trade Agreement) au nom de la raison et de la vraie justice, celle qui est faite d’équité, d’égalité et d’indépendance véritable. La justice privée ne peut que nous priver de justice impartiale et indépendante.
Gilles Poulet
Juillet 2014
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4 Commentaires
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En précisant que je ne sais pas quels cas sont été traités par le CIRDI et par des tribunaux "normaux" des USA, voici ce que j’ai entendu au forum des Glières (avec la commémo du maquis) : sur 15 procès (nombre approximatif) faits par les firmes des USA à l’Etat mexicain, elles les ont tous gagnés, sue 15 faits par ces firmes à l’Etat canadien, elles les on tous gagnés, sur 20 procès faits par des firmes mexicaines et canadiennes à l’Etat américain, tous sont perdus. Sur une quinzaine faits par les firmes des USA à l’Europe, elles les ont tous gagnés. Voilà. Ledru
Entièrement d’accord ! mais quelques compléments…
Il faut combattre la justice privée, donc l’arbitrage, dès lors qu’on sort du champ des affaires et du commerce privés;
D’ailleurs la loi française, article 2060 du code civil, prohibe l’arbitrage sur toutes les questions qui mettent en cause notamment un intérêt public;
il faudrait rendre cette disposition constitutionnelle pour lui donner encore plus de force !
et ainsi interdire à nos gouvernants et à notre parlement de s’en affranchir que ce soit pour le Tapie ou pour le TAFTA…
Article 2060 : "On ne peut compromettre sur les questions d’état et de capacité des personnes, sur celles relatives au divorce et à la séparation de corps ou sur les contestations intéressant les collectivités publiques et les établissements publics et plus généralement dans toutes les matières qui intéressent l’ordre public".
N’oubliez pas que, il y a quelques années, un parlement à majorité de droite a adopté une loi pour permettre l’arbitrage Tapie…. heureusement censurée par le Conseil constitutionnel présidé par Pierre Mazeaud… qui allait devenir un des arbitres de l’affaire Tapie, c’est drôle non ?
Merci de ces precisions
Excellente mise en perspective qui renouvelle l’étendue d’une libre pensée.