MARCEL SEMBAT
Marcel Sembat, humaniste, ami des artistes, illustre figure de la pensée socialiste, l’un des instigateurs de la loi du 9 décembre 1905 instaurant la séparation des églises et de l’état, Bonnièrois tombé dans l’oubli.
Marcel Sembat est né le 19 octobre 1862 à Bonnières sur Seine. Sa famille, de la moyenne bourgeoisie locale était implantée dans la région depuis plusieurs générations. Son père était directeur-receveur des postes de Bonnières, commune dans laquelle il fut Conseiller Municipal et commandant des sapeurs pompiers. Sa mère, sans profession était la fille du greffier de la justice de paix de la commune. Après de brillantes études de droit, il s’inscrit au barreau des avocats de Paris vers 1885. Il exerce essentiellement dans des affaires politiques, défendant des syndicalistes, des antimilitaristes… Déjà il se fait remarquer et apprécier comme un redoutable orateur. Très vite, il se dirige vers le journalisme et la politique.
Il est parmi les créateurs, en 1891 de la « Revue de l’Évolution Sociale, scientifique et littéraire ». Chroniqueur judiciaire à « La république Française ». Il dirige en 1892 « La petite République Française », journal fondé par Léon Gambetta, qu’il a racheté avec des anciens condisciples du collège Stanislas : c’est le premier quotidien accueillant tous les courants socialistes. Le 19 juillet 1893, c’est Alexandre Millerand qui lui succède. Très régulièrement, il collabora à « La revue Socialiste », « La lanterne », et « l’Humanité », quotidien dans lequel il tint une rubrique de politique étrangère, et qu’il dirigea par intérim lors de la tournée de Jaurès en amérique latine en 1911.
Son engagement politique commence avec sa carrière d’avocat et de journaliste : il adhère au « Comité Révolutionnaire Central » (parti socialiste de tendance blanquiste), qui devient en 1897 le « Parti Socialiste Révolutionnaire », dont il fut un des dirigeants, puis le « Parti Socialiste de France » en 1902, puis la SFIO en 1905. Marcel Sembat est l’un des auteurs de l’unification de tous les courants socialistes français. Il est élu pour la première fois à la chambre des députés, en 1893, dans la première circonscription du XVIIIè arrondissement de Paris, celle des Grandes-Carrières, à Montmartre, quartier populaire et de la bohème artistique et littéraire. Il y fut constamment réélu jusqu’en 1922.
A partir de 1898, il développe, tant à la chambre des députés que dans d’innombrables réunions publiques dans toute la France, ainsi que dans ses articles et éditoriaux de la presse nationale (sa plume était admirée et redoutée !), une activité parlementaire et militante qui fit de lui l’une des figures les plus en vue de la SFIO. Fervent défenseur de la République, il participe à l’élaboration de la loi de séparation des églises et de l’état. Il défend aussi les thèses pacifistes, rédigeant le seul de ses livres publié de son vivant « Faites un roi, sinon, faites la paix », pamphlet pacifiste qui fut incompris à l’époque.
L’assassinat de Jaurès, le 31 juillet 1914, la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, le 3 août, et la prise de position de la SFIO en faveur d’un gouvernement de défense nationale, le propulsent le 26 août 1914 au gouvernement Viviani comme ministre des travaux publics : il est le premier membre de la SFIO à représenter son parti au sein d’un gouvernement, comme ministre de droit. Bien que pacifiste dans l’âme, il dut assumer sa participation à un gouvernement de guerre totale. Ses responsabilités l’amenèrent à exercer un contrôle complet sur le marché économique du charbon (loi du 22 avril 1916 « sur la taxation et le transport de charbon sous pavillon français » et négociation de l’accord franco-anglais Sembat-Runciman, du 25 mai 1916, sur la taxation du fret et du charbon anglais). L’évolution défavorable du marché, les conséquences de la bataille de la Somme sur le ravitaillement de Paris, le développement de la guerre sous-marine, provoquent une grave pénurie de charbon à la fin de l’année 1916. Mis en cause par une virulente campagne de presse orchestrée par la droite, contesté au sein de son propre parti par les opposants à la participation ministérielle, il quitte son poste à l’occasion du remaniement du gouvernement Briand du 12 décembre 1916, laissant sa place à Edouard Herriot.
Très affecté par l’échec qu’on lui imputait, et physiquement épuisé, il est vivement contesté au sein même de la SFIO où Longuet, Renaudel, Frossard, et Cachin prennent de plus en plus d’ascendant. Au congrès de Tours en 1920, il vote contre l’adhésion du parti à la IIIè internationale, sauvant « la vieille maison » avec Léon Blum. Il restera l’un des dirigeants de la SFIO. Bouleversé par la mort de son vieil ami Jules Guesde, le 28 juillet 1922, et très inquiet des conséquences à moyen et à long terme du traité de Versailles, il n’eut pas le temps d’achever la rédaction d’un ouvrage d’une exceptionnelle lucidité « La Victoire en déroute », édité à titre postume par ses neveux André Varagnac et Pierre Collard, en 1925.
On ne peut résumer Marcel Sembat à son action politique. Il prit part à l’action et au développement de la franc-maçonnerie. Initié à Lille en 1891 dans la loge « La Fidélité de la Grande Loge de France », il rejoint le « Grand Orient de France » à Paris. Fondateur de la loge « La Raison », à Montmartre en février 1898, il appartint à la formation para-maçonnique de « la Chevalerie du Travail ». En 1910, il devient vice-président du Conseil de l’Ordre et président de la commission des affaires administratives du Grand Orient de France. Il fut aussi le créateur et l’animateur du « Comité Central des Fêtes et Cérémonies » civiles de l’Ordre et dirigea la publication de son organe ; le « Annales des Fêtes et Cérémonies Civiles ».
Marcel Sembat était aussi un humaniste complet, qui lisait le latin, le grec, l’anglais, l’allemand… et rêvait de faire du chinois. Pendant toute sa carrière, soit il suit des cours ou des séminaires (psychologie, chimie…) au Collège de France ou à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, soit il lit, commente et annote inlassablement tous les ouvrages publiés sur les sciences nouvelles : c’est un passionné de la psychologie et des prémices de la naissance de la psychanalyse.
C’est un homme d’une immense culture et d’une insatiable curiosité intellectuelle, en particulier dans le domaine artistique. Membre du tumultueux Salon d’Automne de 1905, celui des « fauves », il prend la défense du concept de « la liberté de l’art », en particulier dans son retentissant plaidoyer à la tribune de la chambre en faveur des cubistes lors de l’affaire du Salon d’Automne de 1912. Ami des artistes, des peintres en particulier, il écrit en 1920 la toute première monographie consacrée à Matisse et son œuvre.
Le 27 février 1897, Marcel Sembat épouse Louise, Georgette Aguttes (connue sous le nom de Georgette Agutte), fille de Jean, Georges Aguttes, artiste peintre, lui-même élève de Félix Barrias et Camille Corot. Le couple Sembat-Agutte est l’exemple même de l’union fusionnelle : les carnets noirs de Marcel Sembat témoignent souvent de cette union, parfois, en terme crus et sans pudeur, mais d’une vérité saisissante.
Si les activités de Marcel Sembat le retenaient le plus souvent à Paris, Marcel et Georgette rejoignaient chaque fin de semaine la maison de Bonnières où Georgette Agutte avait son atelier. C’était souvent le rendez-vous des écrivains et artistes… Le couple faisait aussi de nombreuses et longues promenades dans la campagne environnante : les carnets noirs contiennent de nombreuses et délicieuses descriptions des environs de Bonnières.
Le couple possédait aussi un chalet à Chamonix. C’est là que Marcel Sembat meurt le 4 septembre 1922, terrassé par une attaque cérébrale. Georgette Agutte ne survivra pas à cette disparition. Quelques heures plus tard, elle écrit à leur neveu : « je ne peux pas vivre sans lui. Minuit. Douze heures qu’il est mort. Je suis en retard » et se tire une balle dans la tête.
Cette double disparition a un retentissement énorme dans la société de l’époque. L’Humanité écrit : « Tous deux, lui dans la bataille des partis, elle dans la bataille de l’art, étaient à l’avant-garde. ». Le 7 septembre 1922, une foule immense assista aux obsèques de Marcel Sembat et de Georgette Agutte, au cimetière de Bonnières. Lors de la cérémonie organisée le 18 décembre 1922 dans l’immense salle du Gaumont Palace, Léon Blum déclare : « Marcel et Georgette Sembat étaient socialistes comme ils étaient artistes : ils étaient artistes par les mêmes dons, par les mêmes penchants qui avaient fait d’eux des socialistes. »
Une vieille militante socialiste de Bonnières évoquait souvent le pèlerinage annuel des socialistes, à la date anniversaire de la mort des époux Sembat : c’était un train entier qui amenait à Bonnières les socialistes de la Région Parisienne venus se recueillir dans le cimetière de Bonnières. La deuxième guerre mondiale mit fin à cette tradition, et Marcel Sembat est tombé peu à peu dans l’oubli.
Combien d’usagers de la ligne 9 du métro parisien savent quel illustre intellectuel et militant socialiste fut Marcel Sembat quand ils passent dans la station qui porte son nom ?
Dans les années 70, une association « les amis de Marcel Sembat », essentiellement composée de militants socialistes tenta de faire sortir de l’oubli l’illustre personnage… Ses animateurs vieillissant ou disparus, elle est tombée en sommeil.
Les époux Sembat reposent dans le cimetière de Bonnières. Leur tombe, un monument d’une grande simplicité était jadis ornée d’une statue… celle-ci a été volée il y a quelques années. Plus personne ne vient fleurir ce monument, et rares sont les visiteurs qui viennent visiter ce tombeau.
En 2002, la commune de Bonnières a acquis la maison et le parc Marcel Sembat. Grâce à d’importantes subventions, le jardin a été remis dans l’état où il devait être au temps de Marcel et Georgette. Il est agrémenté en son centre d’un kiosque à musique (un peu moderne), où la commune a organisé une ou deux fois des concerts. Ce parc, à deux pas du centre ville, est un lieu de promenade des plus agréables, peu fréquenté, hélas par les Bonnoièrois.
En 2005, s’est créée une association, qui avait établi son siège dans la maison Sembat/Agutte www.aguttesembat.com.
Le demeure venait d’être acquise par la mairie ; les membres de cet association ont fait alors un gros travail de fouilles au milieu des gravats qui encombraient les greniers de la maison, à l’abandon depuis des lustres. Ils ont trouvé les lieux dans un état de délabrement désolant : les célèbres cheminées de faïence de Metthey avaient disparu… Ils ont toutefois récupéré dans le grenier, un certain nombre d’ouvrages de la bibliothèque, et une peinture sur fibro-ciment, en mauvais état. Un gros travail… Une fois les lieux remis à peu près en état, l’association « aguttesembat » a fait vivre les lieux : conférences, animations à caractère culturel sur le thème de « la belle époque », ouverture de la maison au public, avec visites (gratuites) commentées. Les responsables de l’association se sont surtout intéressés à la facette artistique des époux Sembat, et à l’implication de Marcel Sembat dans la franc- maçonnerie, laissant de côté toute l’œuvre politique du personnage, ce qu’on ne peut que regretter. Après trois années de fonctionnement, un conflit est né entre le maire de Bonnières et l’association, et celle-ci a été purement et simplement chassée des lieux : la convention qui la liait à la mairie n’a pas été renouvelée. L’association continue de fonctionner, en d’autres lieux.
Récemment, la commune a construit à l’entrée du parc, à proximité de la maison, un bâtiment neuf qui accueille la « petite enfance » et le centre de loisirs. Si on peut être certain que Marcel et Georgette auraient été ravis d’entendre les cris et les jeux des enfants près de leur demeure, ils auraient été aussi, sans doute horrifiés de la laideur de l’architecture du bâtiment ! Le ravalement de la maison a été réalisé en même temps que ces travaux : peut-être aurait-il été plus judicieux de faire un ravalement dans le style de la construction de l’époque, plutôt que ce crépit résolument moderne ?
Aujourd’hui, la maison Agutte/Sembat est fermée. Elle n’a même pas été ouverte au public ces dernières années, à l’occasion des journées du patrimoine, comme replongée dans le sommeil d’où on l’avait sortie quelques temps…
La lecture des bulletins municipaux successifs entre la rupture avec l’association « aguttesembat » et la mairie ne laisse pas présager un projet culturel pour utiliser ce témoignage local d’une grande figure du socialisme du début du 20è siècle. C’est dommage : c’est une chance, pour une commune comme Bonnières de posséder un lieu aussi chargé d’histoire et de symboles. Cette maison, pourrait, par exemple accueillir des expositions temporaires où la population pourrait profiter des tableaux de Georgette Agutte, que la commune possède et qui sont rangés loin des regards du public.
Ainsi, Marcel Sembat, illustre à son époque, un des initiateurs de la loi du 9 décembre 1905, instaurant la séparation des églises et de l’état est retombé dans l’oubli d’où il était sorti pendant la brève période où l’association Agutte Sembat avait fait vivre sa maison. Restent ses écrits, en particuliers, ses « carnets noirs », où il relate, jour après jour, son immense activité politique, philosophique, artistique… Des textes d’une étonnante modernité, à lire absolument.
Alain ANTOINE
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